vendredi 16 avril 2010

AFP By Night

Minuit, place de la Bourse. Un vent glacial me fouette le visage. Je lève les yeux. Devant moi, se dresse un immense bâtiment noir avec de grandes baies vitrées. Le seul où les lumières ne sont pas encore éteintes. À droite, une grande inscription sur laquelle on peut lire "Agence France Presse". Je m'approche. La première entrée est bloquée. Un petit voyant lumineux rouge me fait comprendre que sans badge, je ne pourrais pas entrer. Je rejoins la deuxième entrée, et à tout hasard, appuie sur le premier bouton que je vois. La porte s'ouvre. Une autre porte vitrée me barre la route. J'appuie sur un autre bouton. Le voyant lumineux passe de rouge à vert. Me voilà enfin dans le hall d'entrée. Derrière son comptoir, un vigile me jette un regard soupçonneux. "J'ai rendez-vous avec le journaliste David Arrode?" Le vigile demande d'abord ma carte d'identité, et me prépare un badge. J'ai l'impression d'être au siège de la DGSE ! Un jeune homme d’une trentaine d’années vient rapidement m'accueillir. Il se présente « David Arrode. », et me serre la main en souriant. C'est sans doute le plus jeune des journalistes de nuit, ici. La moyenne d'âge doit être 45 ou 50 ans.

Avant d'entrer dans la grande salle des "desks" (bureaux français, international, espagnol et anglais), passage obligé vers la machine à café. Ou devrai-je dire, la salle des machines à café. Petit bar, fauteuils, et deux grands distributeurs de canettes et boissons chaudes. David salue deux hommes qui discutent, une tasse de café à la main. « Ce sont des chauffeurs », m’explique-t-il. C’est qu’à l’AFP, on a un certain standing. Chaque journaliste a droit à son chauffeur personnel.
La salle, d'une superficie d'environ 300m carrés, a l'air presque vide. Le silence règne. Plusieurs bureaux, quelques plantes vertes, et surtout beaucoup d'écrans d'ordinateurs et de télévisions branchées sur des chaînes d'info en continu, le son coupé. J'imagine que les huit journalistes qui travaillent ici la nuit on besoin de calme pour se concentrer.


C’est parti pour la visite des desks ?
Première étape : le desk français, où travaille David Arrode. Sa collègue a les yeux rivés sur deux écrans d'ordinateur à la fois. Sur l’écran de gauche, les caractères s’activent, les mots s’effacent, se réécrivent. « Sur cet écran, je relis et je réécris les dépêches. Elles arrivent sur l’écran de droite. »
Celui de David est désespérément vide. "La nuit, il ne se passe pas grand-chose en France. Le point le plus mort, c’est entre 4h45 et 7h. On peut s'endormir bien avant ! Mais il suffit qu'on découvre un fait divers survenu en pleine nuit, pour avoir du boulot jusqu'à l'aube..."

Je laisse mes confrères devant leurs écrans blancs, et me dirige à présent vers le desk espagnol, tout au fond de la salle. Caché dans la pénombre, derrière ses ordinateur, se cache un petit homme discret. Cheveux bruns foncé, la peau dorée, Alfredo m’explique avec un charmant accent latino-américain qu’il est le "responsable du service Grand Nuit de l'AFP à Paris".

Cela fait maintenant plus de vingt ans qu'il travaille à l'agence parisienne. Péruvien d'origine, il regrette un peu de ne pas pouvoir s'occuper de l'information d'Amérique latine. "Depuis sept-huit ans, on a une antenne espagnole à Montevideo en Uruguay, chargée de toute l'information du continent américain (Etats-Unis, Mexique, et Amérique latine). Le service espagnol de l'AFP se charge de l'information européenne, asiatique, et africaine, pour les clients espagnols. Mais dès minuit, en Europe, il ne se passe plus grand-chose. Je travaille surtout l'information des pays asiatiques et africains. Cela me manque un peu, l'information latino-américaine. Surtout qu'elle est toujours très dense ! Parfois, quand il y a une réaction espagnole, alors là, j'en profite pour faire un sujet".

Le travail de nuit, ça le connait : "En Amérique latine, j'ai travaillé longtemps dans des journaux, la nuit, donc c'est presque naturel pour moi." Depuis 8 ans, il suit toujours le même rythme : 7 nuits de travail, puis 7 jours de repos. "En terme d'horloge biologique, c'est comme si on faisait le voyage jusqu'en Amérique! On vit d'une manière complètement décalée. En général, pendant ma semaine de repos, je me couche tard (3-4h du matin), et me lève tard."

Et la vie sociale, dans tout ça? "Pour voir les amis, il n'y a pas de problème. La journée, ils travaillent. Je suis toujours disponible en soirée, et eux aussi. Ce qui est plus dur, c'est la vie familiale."
Je laisse Alfredo à sa douce solitude, et me dirige vers le desk international. La cinquantaine, allumant une énième cigarette, un journaliste me fait signe de me rapprocher."Moi, c’est Jean Raffaelli. Tu veux être engagée au desk international un jour ? Alors déjà, tâche de maîtriser l'espagnol et l'anglais. La majorité des dépêches arrivent dans ces deux langues »

Pourtant, c'est aux écoutes russes qu'il commence sa carrière, en 1982, connaissant bien la langue. Ensuite, il entre au desk international de Paris. Mais le journaliste a des fourmis dans les jambes et n'y reste pas longtemps. Entre temps, il est successivement en poste aux Etats-Unis, puis en Russie, où il couvre la guerre de Tchétchénie. Il s'installe ensuite à Rennes où il est nommé chef de rédaction, puis à Toulouse. Marqué par ces longues années de vadrouille, le reporter de guerre ne sait comment occuper ses nuits blanches… Jusqu’au jour où on lui propose d’être "responsable de la nuit" au desk international de Paris. "J’aime bien ce poste. C'est un moment un peu charnière entre les trois continents... Entre les uns qui se réveillent, et les autres qui s'endorment".

Au moment où il me parle, trois dépêches viennent de tomber : une affaire de pédophilie au Mexique, les suites du séisme au Chili, et une information en direct de Chicago sur l'obésité aux Etats-Unis. "Il va falloir actualiser tout ça avec des chiffres, et des éléments d'informations annexes". Et ce jusqu’à 8h du matin.

Je ne le dérange pas plus longtemps. J’aperçois un homme très affairé, une main agrippée au téléphone, l'autre tapant sur son clavier. Devant lui, trois écrans d’ordinateur. Derrière lui, un fax qui crache des informations sur la météo. C'est André Vollaz, le rédacteur en chef du service de nuit de l'AFP. Une fois qu'il a raccroché, je lui demande timidement de m'accorder cinq minutes. "Ici, c'est la tour de contrôle de l'AFP. J'ai toujours à l'oeil ces horloges accrochées au mur. Regardez : là, Washington s'endort et HongKong se réveille. Je fais le lien entre les différents bureaux de l’AFP implantés dans le monde. Lors d’événements faisant l’actualité mondiale, comme le tremblement de terre au Chili, récemment, je donne les directives globales. Je précise les angles, je détermine le nombre d'articles dont on a besoin ».

Il s'arrête un instant et pose un regard attentif devant son troisième ordinateur, où sont agrégés quatre écrans vidéos avec les chaines d’info en continu CNN International, Sky News, Itélé, et Al Jazeera...
« C’est plus stressant quand c’est calme que lorsque c’est agité, car on a peur de rater quelque-chose. Il faut surveiller en permanence ce qu’il se passe dans le monde, pas question que la concurrence (Reuters ou AP) nous double ! On va essayer de développer la surveillance Twitter et Facebook, comme ils le font déjà à Washington et Hong Kong. Mais Internet, c’est parfois trompeur. On doit être encore plus rigoureux pour vérifier l’info ».

Et certains soirs, gare aux canulars ! « Parfois, les nuits de pleine lune, des déséquilibrés nous appellent et nous disent être victimes d’un complot mondial. Ils vont jusqu’à essayer d’entrer dans le bâtiment ! »
Une nouvelle avalanche de dépêches vient de dégringoler sur André Vollaz. Je le quitte, et me dirige vers le dernier bureau, près de l’entrée. Un jeune journaliste, l’air sérieux, une petite écharpe au tour du cou, sirote sa tasse de tea. Welcome to the english desk, please. Jony Jacobsen travaille sur l’information du Moyen-Orient, de l’Afrique et de l’Europe, pour les clients anglophones de l’AFP : Anglais, Américains, mais aussi de Hong Kong ou d’Australie. « La nuit, c’est tout ou rien. C’est étrange. Heureusement pour le moment, c’est calme. On peut avoir une crise majeure, ou je peux rester assis tranquillement sur ma chaise ».

Jony est un débutant de la nuit. Il entame seulement sa troisième semaine en tant que veilleur de nuit du desk anglais. « La première semaine, je n’en pouvais plus. Je m’endormais sur place. Ensuite, j’ai réussi à dormir les après-midi. Si nécessaire, je prends des somnifères ».
Journaliste de nuit, un vrai calvaire ? Notre ami britannique n’est pas fou. Travailler la nuit, cela a aussi plein d’avantages : « Le jour, nos horaires ne sont jamais fixes. La nuit, si. On gagne plus d’argent, aussi. De jour, notre salaire est d’environ 3000 euros net. La nuit, on gagne 1000 euros de plus. Je suis seul sur ce bureau, donc je travaille à ma façon, et j'ai plus de responsabilités. L’un des seuls inconvénients ici, c’est le café. Il est infect. »

Petit lexique du Journaliste de l’AFP nocturne :
Desk : Bureau où les journalistes reçoivent les dépêches déjà écrites, arrivant des autres bueaux de l’afp dans le monde. Ils les relisent, les corrigent, les traduisent. Ils peuvent aussi rédiger des dépêches synthétisant l’actualité de la journée passée, ou prévoyant les événements à venir le lendemain.
Production : Bureau où les journalistes produisent, c’est-à-dire, rédigent les dépêches, à partir des communiqués qu’ils reçoivent, ou toute autre source d’information.
Le point de l’actualité : Synthèse des dépêches tombées pendant la journée.
Revues de presse : prévoient les événements à venir le lendemain, à partir de l’édito des journaux nationaux et régionaux reçus vers 3h du matin.
Régions : L’AFP en a cinq. Le bureau Europe-Afrique, basé à Paris, celui de l'Amérique du Nord, basé à Washington, la région Amérique du Sud, basée à Montevidéo, et celle du Moyen-Orient, basée à Nicosie. Chacune de ces régions est dirigée par un rédacteur en chef régional.